L'anniversaire de la terrible bataille de Mars-la-Tour prend la proportion d'un véritable pèlerinage national. Disons à ce propos que la compagnie des chemins de fer de l'Est qui, hier, ne comptait pas sur une telle affluence de voyageurs, ferait peut-être bien, l'an prochain, d'organiser un train spécial.
A 9 heures 1/2. le train filant sur Pont-à-Mousson avait déjà ses wagons quasi-pleins au départ de Nancy. Et comme on a embarqué du monde partout : à Dieulouard, à Pont-à Mousson, à Vandières, à Onville, à Arnaville, nous sommes arrivés à Mars-la-Tour entassés comme des harengs. Avec cela, les nuages s'étaient dissipés, le temps était chaud et lourd.
Mais bast! souffrir pour la patrie c'est encore du bonheur.
Dès que le train entre en gare, il est salué par l'excellente fanfare du 1er bataillon de chasseurs à pied, venue de Verdun. Le maire de Mars-la-Tour et son adjoint, M. Vigel se tiennent sur le quai, accompagnas de quatre
jeunes filles de Mars-la-Tour : MMlles Collinet soeurs, Lescal et Drion qui ont l'air tout brave avec la large écharpe tricolore en sautoir.
En un instant le quai est noir de monde. Non, on ne s'imagine pas ce que les vieux wagons de l'Est peuvent contenir de gens ou plutôt la compagnie ne le sait que trop.
Voici M. Noblot, député, M. Berger, ancien sous-préfet de Briey, le général De Geslin, conseiller général, puis une quantité innombrable d'officiers, sous officiers et soldats ; la garnison de Toul est largement représentée ; beaucoup de militaires du 146e.
L'Association fraternelle des anciens sous-officiers et soldats de Meurthe-et-Moselle compte aussi de très nombreux délégués autour de son drapeau.
Mais le service religieux était annoncé pour midi et déjà il est près d'une heure. Il faut cependant bien attendre le train qui, par Conflans, amène les patriotes pèlerins de Verdun, de Briey et de Montmédy.
Le voici. Il est encore plus rempli que le nôtre. Il parait qu'à Conflans on ne savait plus comment loger les voyageurs. M. le député Mézières, M. le général Edon, sous-gouverneur de Verdun, M. Giraud, sous-préfet de Briey, MM Comon, conseiller général , Lebrun, conseiller général et maire de Briey débarquent. En route! La fanfare prend la tète, On se dirige vers la mairie où le cortège doit se former. Pour l’instant nous sommes, pêle-mêle. Les officiers territoriaux venus de Briey (44e) sont nombreux.
Notons au passage le commandant Bourguignon et le capitaine Branchard. Ce dernier porte la couronne offerte par la société de tir des cantons de Briey et Chambley. Les douaniers forment la haie.
La grand'rue du village a tout l'aspect d'un campement. Ce ne sont que charrettes villageoises, la plupart venues du pays annexé. La foule grossit de minute en minute.
A l'église - Bousculade
On ne s’arrête à la mairie que quelques instants. Deux jeune filles ravissantes dans leur frais costumes: Mlle Munier en Lorraine et Mlle Thiébaut en Alsacienne, ouvrent la marche, les mains enlacées ; jamais on ne rêva couple plus gracieux.
On opère un à droite pour enfiler l'avenue au fond de laquelle est l'église.
Malheureusement, le service d'ordre est insuffisant, absolument insuffisant. Nous n'en rendons responsables, ni M. le capitaine de gendarmerie Tannary , de Lunéville, chargé du service, ni son adjoint, M. le maréchal des logis Etienne, de Conflans. Mais, de toute nécessité, il faut que l'an prochain les approches de l'église soient dégagées.
Il faut un piquet d'infanterie. Les douaniers sont des soldats d'élite, mais dame, mariés tous dans le pays, il leur est difficile de ne pas transiger avec la consigne. Tout le monde les connaît, ils tolèrent qu'une personne se glisse, puis deux, puis trois, finalement, ils sont débordés. Une trombe énorme roule vers l'église, dont l'entrée est défendue par deux gendarmes seulement.
Ces braves militaires essaient bien de couper la queue du cortège, mais que faire contre mille ?
Une effroyable poussée se produit. Les gamins(cet âge est sans pitié), piquent des têtes dans la foule. Le brigadier des douanes tire solidement les oreilles à un des plus bruyants, cet exemple salutaire calme les autres.
Cependant, resserrés que nous sommes dans un étroit espace, pris entre des murs, nous sommes bousculés que nous avons sûrement gagné le paradis. Je ne sais comment il ne s'est pas produit d'accident grave.
Plusieurs dames sont littéralement étouffées. Le capitaine Tannary arrive et essaye de remettre un peu d'ordre. Il fait entrer d'àbord les officiers, puis les sous-officiers et les délégations. Après, pénètre qui peut : l'église est remplie en un instant. La chaleur devient
rapidement étouffante.
La messe de Requiem est chantée par M. l'abbé Dedun, curé d'Essey-les-Nancy, qui est une basse taille absolument remarquable. M. le curé-de Chambley officie.
Le service dure une heure. Nous sommes là quelques centaines de bipèdes que la sueur aveugle. Bataille au dehors, fournaise au dedans, il n'en faut pas plus pour mettre un homme en nage. Dans leurs dolmans, MM. les officiers cuisent littéralement. J'admire deux jeunes gens du Sport mussipontain qui, durant toute la messe se tiennent debout et immobiles, tenant une couronne. D'autres couronnes sont amoncelées sur le cénotaphe dressé devant l'autel. Nous notons :
Couronne offerte par M, Sanson, au nom des Messins réfugiés à Toul ; une aux braves de 1870, la Moselle; une société nationale: les Français; société de tir des cantons de Briey et Chambley, 44e territorial portée par deux capitaines; une: peloton d'instruction du 148e d'infanterie (Verdun), portant en exergue : A nos ainés; l'Association fraternelle des anciens sous officiers et soldats de Nancy ; une offerte par le sport mussipontain ; société nationale du souvenir français (Paris); au comandant Bourgeois; une offerte par M.Battier de Lyon et, marchant en tète : les anciens combattants de Gravelotte à leurs frères d'armes (Paris).
Deux jeunes filles d'Amiens, Mlles Marie et Lucie Bacheski interprètent ensuite avec un réel talent un morceau religieux. L'orgue est tenu par Mme Booz, femme du capitaine des douanes,
Quelques personnes prennent le parti de sortir, sous la conduite du capitaine Laforge du 146e, un ancien du 16 août 870, qui , avec une souplesse étonnante se faufile et nous ouvre passage. Enfin nous sommes dehors, on respire !
Au monument
Le village est tout bourdonnant. Nos jolies quêteuses, l'Alsace et la Lorraine, trottinent gentiment, allant de groupes en groupes. Nous entrons un instant au Lion d'or. Tout est plein. Enfin, nous parvenons tant bien que mal dans une chambre à coucher transformée pour la circonstance en salle à manger. Nous trouvons là une famille annexée : quinze personnes autour d'une grande table. Lorsque nous sortons, une dame se lève et nous crie : « Venez nous chercher bientôt! » — Pauvres frères, pauvres amis !
Nous nous dirigeons vers le monument. Il est superbe ce bronze du patriote sculpteur : Bogino, mais l'emplacement où il est érigé est encore plus remarquable. De là, nous découvrons cette grande plaine à jamais célèbre de Mars-la Tour. Saint-Marcel, Rezonville, Vionville, Gravelotte, le voilà ce champ de bataille du 16 août, coupé en deux hélas par la frontière.
Déjà, des milliers de personnes attendent près du monument. Nous entendons au loin la fanfare de chasseurs : le cortège sort donc de l'église. Bientôt on le voit déroulant ses anneaux entre les jardins et les champs. Couronnes, drapeaux et uniformes jettent une note vive dans cette masse. Alphonse Daudet a bien raison : la couleur est du nord. Les paysages du midi endormis sous un soleil de plomb, ne connaissent pas les nuances si variées que nous distinguons ici.
Le clergé fait deux fois la tour du monument pour le bénir. Cette fois, le service d'ordre est mieux exécuté il est vrai qu’il est plus facile.
On dépose ou l’on accroche les couronnes.
M. Giraud, sous-préfet prononce le discours suivant :
« C’est le passé avec ses douleurs et ses gloires, que chaque année nous venons évoquer au pied de ce monument. C’est notre confiance en l’avenir, c’est notre foi impérissable dans de la France que nous affirmons, tous confondus ici dans un même sentiment de patriotisme,
« Ceux qui dorment sous ce tombeau ont fait leur devoir. Ils étaient de ces braves sans peur ni reproche, élite de cette armée qui, tant de fois et si vaillamment, en Crimée, en Italie et au Mexique, avait porté le drapeau victorieux de la France. Au premier appel de la patrie, ils étaient accourus de nouveau en ces champs d'Alsace et de Lorraine, et c'est ici, dans ces plaines qui s'étendent sous nos yeux et que plus tard, hélas! la frontière nouvelle devait couper, qu'ils ont lutté jusqu'au dernier souffle pour l'honneur et la défense de la patrie. «Parmi vous aujourd'hui je vois des survivants de ces mêlées sanglantes, témoins glorieux qui attestent ici la valeur et l'héroïsme de leurs frères d'armes. Eux aussi ont leur part dans notre admiration, car l'honneur et la gloire ne vont pas seulement à ceux qui réussissent, mais aussi à ceux qui luttent et ne désespèrent pas.
« Messieurs, au milieu de ses désastres, la France n'a jamais désespéré. Jusqu'à la fin elle a résisté, soutenue par sa confiance inébranlable dans ses enfants. Son histoire, vous le savez, est pleine de ces vicissitudes, mais toujours, vous le savez aussi, elle a triomphé de la fortune.
« Dix neuf ans se sont écoulés depuis ces événements. Sous l'action sans relâche du gouvernement de la République, pour lequel
j'ai bien le droit de revendiquer cet honneur, le pays, tout entier uni dans son œuvre, s'est relevé par le travail et l'opiniâtre volonté, il a pris dans la grandeur de sa tâche le sentiment d'une force nouvelle et, sûr de lui-même, sûr de son incomparable armée, il sait désormais qu'il n'a rien à craindre, que sa frontière est gardée.
« Messieurs, nous ne serions pas dignes d'honorer ceux qui sont tombés si vaillamment sur ces champs de bataille, si nous n'étions prêts, nous aussi, à un pareil dévouement. Certes, par la sagesse et la raison dont elle adonné tant de preuves, la France a montré sa volonté ferme et constante de ne rien sacrifier au hasard et aux aventures. Mais il est nécessaire, il est indispensable que devant les éventualités, quelles qu'elles soient, qui pourraient survenir, une seule âme, une seule pensée anime tous les défenseurs de la patrie.
C'est donc à l'union, à l'union intime et féconde de tous les Français que je vous convie, car elle seule peut donner le succès. «Serrons nous plus que jamais, messieurs, autour du drapeau, et d'un seul cœur poussons ensemble le même cri :
«Vive la France»
(Nombreux cris : Vive la France ! Vive l'armée)
M. Mézières prend ensuite la parole.
Il est deux heures et quart. Nous avons bien gagné le droit de manger un morceau.
Le retour a cependant lieu en très bon ordre. Comme au départ : MMlles Munier et Thiébaut ouvrent la marche.
Parvenue à l'entrée du village la foule s’égrène, les plus pressés courent à la gare reprendre le train pour Nancy.
Le maire avait invité le général et quelques autres personnes à un déjeuner servi et fort bien servi ma foi, dans la grande salle de la mairie, par Mme Barthélémy.
Au dessert, la fanfare des chasseurs vient jouer sous les fenêtres. M. le général Edon fait demander le chef de musique, M. Posty, pour le complimenter. Tout ému, ce brave militaire trinque avec son chef.
Voici la liste des morceaux joués par la fanfare :
L’artilleur (Leroux); salut à la France; plusieurs marches funèbres, entr'autres celle de Chopin; Mémento et Lacrymn; le Chant des Muses (Labol), et Regina, du même compositeur.
Allons, le coup de l'étrier, et en route pour la gare! Nous allons reconduire au train de Briey, M. Mézières, le général Edon, MM Giraud, Lebrun, Comon, etc.
Mais on avance lentement. A chaque minute M. Mézières est arrêté. Il connaît tant de monde et si il est si affable, trouvant un mot pour chacun, semant un conseil par ci, un avis par là.
Les talus de la gare disparaissent sous la masse du public. L'hôtel et le café Dessort donne l’hospitalité à des centaines de voyageurs. Enfin, vers cinq heures, le train réussit tout de même à s’ébranler. On est entassé tout comme ce matin, mais maintenant on commence à s'y faire : question d'habitude.
Malgré cet allégement. Mars-la-Tour conserve jusqu’au soir son animation. Par intervalles, on entend une boîte éclater : Pan! Pan !
Les annexés font leurs préparatifs. On sort les chevaux des écuries, On se crie Au revoir ! A l'an prochain ! Songez à nous.
Quelques Nancéiens, membres de l’association des anciens sous- officiers et soldats, sont allés visiter le champ de bataille. Peu à peu, entraînés par les souvenirs, ils dépassent la frontière et arrivent à Vionville.
«Sapristi, dit l’un, mais nous sommes en Prusse. Vite cachons nos insignes tricolores»
Une auberge est là, à deux pas. Nos aventureux concitoyens entrent et tombent en plein sur toute une brigade de gendarmes. Ceux-ci ne sont pas très longs à instituer une enquête en règle.
Notre voisin, M. X. répond avec une assurance menteuse, d’autant plus gêné que sa cocarde est cousue à son chapeau, pas moyen de la retirer. Cependant, les gendarmes allemands furent assez conciliants (une fois n’est pas coutume). Ils tolèrent que nos concitoyens consomment une chope avant de s’en aller.
Chez M. le curé Faller.
Vers sept heures, M. le curé Faller, dont on ne saurait trop louer l'infatigable dévouement et l'esprit d'initiative, réunissait autour de sa table la plupart des curés du canton de Chambley et quelques journalistes : MM. Chotel, du Journal de la Meurthe et des Vosges, Gérard, de la Dépêche, et Léon Goulette.
Repas joyeux. Ces messieurs du clergé ont beaucoup d'esprit, et du meilleur. Nous autres mécréants, nous convînmes de bonne grâce que la religion a du bon, évidemment ! Au surplus nous n'avons jamais dit le contraire. Qu'est ce que nous demandons, nous? que le curé reste chez lui. Tant qu'il ne franchit pas les bornes de son ministère, le prêtre est respectable, mais s'il se jette dans la lutte politique, tant pis s'il encaisse des horions.
Le retour.
A huit heures et demie, le train de Nancy est signalé. Une dernière poignée de main aux braves habitants de Mars-la-Tour et à l'an prochain !
Le commissaire spécial de Pagny-sur-Moselle a envoyé la dépêche suivante à la Sûreté générale et au préfet de Nancy. « J'apprends qu'un journal de Nancy, dans son édition du soir, annonce que j'ai arrêté et remis dans le train de Metz, trois agents de police allemands. Cette nouvelle, qui a été également télégraphiée à des journaux de Paris est complètement fausse. Il n'y a eu ni arrestation, ni incident. »
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